TRIBUNE

« Se promener dans la nature n’est pas un crime ! »

Simples promeneurs, randonneurs, écoliers, cavaliers, grimpeurs, alpinistes, mycologues, cyclistes, pratiquants de trail, pisteurs, photographes… tous les usagers de la nature le savent : c’est par la pratique de la nature que nous apprenons à la connaître et que naît une volonté commune de préserver notre environnement. C’est une évidence qui mérite d’être rappelée : pour protéger la nature, il faut la connaître. Et pour la connaître, il faut pouvoir y accéder.

Dans la pratique, une certaine tolérance d’accès aux espaces de nature existe de longue date, qu’elle soit tacite ou formalisée à travers des conventions entre acteurs publics et propriétaires privés. Ce compromis fragile est aujourd’hui remis en cause. En effet, depuis la loi du 2 février 2023 « visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée », le simple fait de s’aventurer ou de traverser une propriété rurale ou forestière, sans même l’endommager, constitue une contravention de quatrième classe, sanctionnée par une amende forfaitaire de 135 euros.

Fin août 2023, un propriétaire privé s’est prévalu de cette toute nouvelle législation pour installer des panneaux « Propriété privée – Défense d’entrer » sur des sentiers dûment balisés et dissuader ainsi les usagers de la nature de s’aventurer plus loin. Interdiction leur est faite d’accéder à 750 hectares d’espaces naturels, au sein de la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse, entre la dent de Crolles et le mont Granier (région Auvergne-Rhône-Alpes). Cet espace est désormais réservé, notamment à l’usage de chasses privées lucratives.

C’est un cas alarmant de restriction d’accès à la nature d’autant plus inquiétant que 75 % de nos forêts sont privées, selon les chiffres du Centre national de la propriété forestière. La grande majorité de nos espaces naturels pourraient ainsi devenir inaccessibles. Se promener dans la nature n’est pourtant pas un crime. 

On comprend mal l’impérieuse nécessité de venir, en 2023, sanctionner des usagers de la nature, à l’heure où il faudrait changer de fond en comble notre rapport à elle. N’est-ce pas procéder à contretemps, dans un contexte où il faudrait plutôt garantir un accès à la nature pour apprendre à la connaître et la protéger ?

Sans accès à la nature, Rousseau n’aurait sans doute pas pu écrire les Rêveries du promeneur solitaire, et Le Voyageur contemplant une mer de nuages serait la représentation picturale d’une infraction pénale. Sans accès à la nature, les naturalistes n’auraient jamais pu cartographier le vivant, découvrir sa richesse, sa complexité, mesurer et alerter sur les risques que nous faisons peser sur lui.

Si la France est depuis longtemps attachée à la liberté d’aller et venir et considère l’environnement comme le patrimoine commun des êtres humains, elle est également protectrice de la propriété privée. Or, sans la remettre en cause, nous pourrions nous inspirer des modèles européens pour la rendre compatible avec le libre accès à la nature.

De nombreux pays (Suisse, Islande, Norvège, Suède, Finlande, Estonie et, dans une moindre mesure, Danemark) consacrent le droit de tout un chacun d’accéder à la nature. Ce droit ne s’exerce pas sans limite : s’il est permis chez nos voisins européens d’accéder, voire de séjourner ou de cueillir des baies dans des espaces naturels privés, c’est toujours dans le strict respect de la vie privée et de la préservation de l’environnement.

Il n’est évidemment jamais question de traverser un jardin ou de franchir les portes d’une habitation. Seules les vastes étendues naturelles sont concernées. Un autre monde, en l’occurrence un autre rapport aux espaces naturels, est possible : nos voisins scandinaves en apportent la preuve. Le modèle français doit pouvoir évoluer.

Nous appelons dans l’immédiat à dépénaliser l’accès à la nature. Nous souhaitons également ouvrir un débat plus large sur l’opportunité de faire évoluer notre législation pour garantir à tous, dans une perspective démocratique, le libre accès aux espaces naturels.

Jérémie Iordanoff, Lisa Belluco